mardi 17 juin 2008

MISSION D’ENQUETE

RAPPORT DE MISSION D’ENQUETE ET D’OBSERVATION EFFECTUEE PAR L’AFAJA DU 7 AU 12 MAI 2008 A EREVAN SUITE AUX EVENEMENTS DE FEVRIER ET MARS 2008

Depuis sa création, l’AFAJA entretient des relations privilégiées avec ses confrères arméniens, dans le but de renforcer la profession d’avocat en Arménie laquelle participe, quotidiennement, à l’édification d’un Etat de Droit dans des conditions souvent difficiles et parfois même hostiles.

C’est ainsi que nous avons été sollicités pour l’organisation de différentes missions d’observations judiciaires notamment dans les procédures concernant Achod BLEYAN, Vahé GRIGORYAN, les trois soldats de Mataghis ainsi que Arman BABADJANIAN.

Le 18 mars 2008, suite aux tragiques évènements qui ont endeuillé l’Arménie, le Bâtonnier de Paris, notre confrère Christian CHARRIERE-BOURNAZEL, a adressé au président de l’AFAJA un courrier par lequel il exprimait son émotion et nous interrogeait sur une possible intervention. Il confirmait par ailleurs, l’invitation de son homologue arménien Ruben SAHAKYAN à la rentrée du Barreau de Paris les 4, 5 et 6 décembre 2008.

A l’initiative du Conseil National des Barreaux (CNB France), une délégation de la commission déontologique de l’Ordre des Avocats d’Arménie était invitée à Paris du 30 mars au 5 avril 2008.

Au cours de ce séjour, nos confrères arméniens nous ont fait part de la situation difficile dans laquelle devait s’organiser la défense pénale suite aux nombreuses arrestations depuis les évènements du 1er mars dernier.

C’est dans ces conditions, que l’AFAJA a été confirmée dans son projet d’organiser une nouvelle mission d’observation judiciaire qui s’est tenue du 7 au 12 mai 2008, avec le soutien du Bâtonnier de Paris qui, par courrier du 25 avril 2008 adressé à chacun des avocats français y participant, exprimait sa solidarité au regard de « son engagement pour la défense de confrères en difficulté où que ce soit dans le monde, comme d’une manière générale, pour la défense des droits humains ».

Le Bâtonnier Christian CHARRIERE-BOURNAZEL nous donnait ainsi « mandat de bien vouloir le représenter auprès de nos confrères arméniens, et en particulier de ceux en charge de la défense des droits humains en Arménie, en nous assurant de son entier et indéfectible soutien dans le cadre de l’accomplissement de notre mission ».

Vous pouvez lire l'intégralité du rapport ICI.

Les Conclusions.

Au cours de ces cinq journées entièrement consacrées à notre mission, nous avons rencontré le Ministre de la Justice, le premier adjoint de l’Ombudsman (Médiateur de la République), l’Ambassadeur et le Consul de France, le président de l’Association Helsinki, huit personnes incarcérées sur plus d’une centaine et bien évidemment le Bâtonnier d’Arménie et nombre de nos confrères arméniens.

Nous ne pouvions dans ce laps de temps rencontrer ni l’intégralité des avocats concernés, ni la totalité des détenus.

De même, nous n’avons pu nous entretenir avec les représentants du Ministère public et entendre la position de l’accusation. Pendant le cours de l’instruction, les communications entre Parquet et Avocats doivent légalement être de nature écrite, le Procureur n’usant de son pouvoir discrétionnaire pour déroger à cette règle qu’à tire exceptionnel. De plus, la procédure pénale arménienne inspirée du système accusatoire ne prévoit la communication de la procédure aux Avocats qu’une fois celle-ci clôturée.

Lors de nos missions d’observations judiciaires précédentes, les affaires étaient en cours de jugement et nous avions sollicité une rencontre avec le représentant du parquet. A chaque fois, ces demandes avaient été rejetées ou les rendez-vous fixés annulés en dernière minute.

Malgré les réserves qui viennent d’être exprimées, les éléments recueillis sur les différents dossiers dont nous avons eu à connaître, nous autorisent à tirer des premières conclusions et nous conduisent à poser un certain nombre de questions.

En premier lieu, nous observons que les interpellations et mises en détention dirigées contre les personnes les plus « influentes » ont été effectuées en violation des règles élémentaires de procédure pénale.

Ainsi en est-il des députés Hakob Hakobian et Miasnik Malkhasyan, arrêtés dès le 2 mars 2008 alors que leur immunité parlementaire n’a été levée par l’Assemblée nationale que le 6 suivant.

De même, s’agissant du Procureur général adjoint, Gaguik Jhanguirian, nous observons qu’il a été interpellé de façon brutale par une quarantaine d’hommes armés et masqués, dans les conditions d’un flagrant délit alors qu’aucune infraction préalable à son arrestation ne lui a été reprochée.

Il n’a été en effet poursuivi dans un premier temps que pour port illégal d’arme, laquelle n’a été découverte dans le coffre de sa voiture qu’au moment de son interpellation. Faute d’éléments au dossier mettant en évidence la commission d’une infraction préalable, son interpellation et les poursuites dont il fait l’objet apparaissent clairement comme la réponse à son intervention publique de la veille, lors du meeting de l’opposition.

De même, son maintien en détention au delà de la 72ème heure de garde à vue et la convocation du Tribunal au milieu de la nuit, plus de 4 heures après l’expiration du délai légal de privation de liberté, afin de rendre une ordonnance de placement en détention provisoire constitue une violation flagrante de procédure qui aurait dû manifestement être sanctionnée par la juridiction d’Appel.

Ces pratiques laissent à penser que ces procédures ne sont que l’habillage judiciaire, dans des formes extrêmement grossières, de poursuites qui revêtent un caractère politique.

En second lieu, au regard de la gravité des chefs d’inculpation le plus souvent notifiés, comme notamment la « tentative de renversement du pouvoir par la force en violation de l’ordre constitutionnel », on serait en droit d’attendre la présentation d’éléments concrets et tangibles permettant d’étayer une accusation aussi grave.

Or des informations que nous avons pu recueillir, ces éléments font largement défaut.

A l’issue de deux mois de détention, Alexandre ARZOUMANIAN, directeur de campagne de Levon TER PETROSSIAN, n’avait toujours pas été entendu par un enquêteur et ne savait toujours pas ce qui lui était concrètement reproché.

Or il convient de rappeler qu’une année avant l’élection présidentielle, Alexandre ARZOUMANIAN a fait l’objet de poursuites judiciaires et d’une incarcération de plusieurs mois parce qu’on avait retrouvé à son domicile plusieurs dizaines de milliers de dollars, sans pouvoir établir leur origine frauduleuse. Cette affaire n’a toujours pas été clôturée.

Quant aux propos « nous allons gagner », prononcés lors d’un meeting par Ararat ZOURABIAN, Président du Mouvement National Arménien, et pour lesquels il est poursuivi, ils peuvent difficilement s’interpréter comme une tentative de renversement du pouvoir par la force, d’autant qu’il s’agit du slogan figurant sur les affiches du candidat TER PETROSSIAN.

De même, de nombreuses images vidéo montrent les deux députés Hakob HAKOBIAN et Miasnik MALKHASIAN jouer un rôle pacificateur lors de la manifestation du 1er mars, attitude peu compatible avec une tentative de coup d’Etat, ce qui conforte leurs propos tenus lors de notre entretien.

Tous ces éléments établissent indubitablement le caractère politique des poursuites engagées.

D’autant qu’à ces deux premiers points, il convient d’ajouter les cas de violence caractérisées lors des interpellations ainsi que pendant la période de garde à vue.

Ainsi en est-il de David Arakelyan, dont le visage, deux mois après son interpellation, était toujours marqué par un important hématome à l’oeil gauche lors de notre rencontre.

Arrêté le 1er mars au matin alors qu’il quittait la place de l’Opéra, il a été jeté avec trois autres personnes dans un fourgon de la Police « anti-émeute » où leur ont été assénés coups de pieds et de matraques, avec notamment pour conséquences que ses cotes ont été brisées.

En outre et de manière plus générale, les légitimes interrogations de l’Ombudsman telles que formulées dans son rapport sur les évènements restent à ce jour sans réponse.

S’agissant de l'évacuation de la place de l'Opéra au matin du 1er mars 2008, les autorités ont fait état de la découverte d'armes et de munitions cachées, le tout filmé par la chaîne de télévision publique mettant en avant des policiers accroupis dans les bosquets découvrant quelques grenades, chargeurs et revolvers.

Ces images ont largement participé à la propagation de l'idée que les manifestations, jusqu'alors pacifiques, étaient finalement destinées à la réalisation d'un coup de force.

Il apparaît cependant paradoxal que ces armes aient été manipulées par les policiers sans la moindre précaution destinée à sauvegarder les preuves dactyloscopiques nécessaires à l’identification de leurs utilisateurs.

Enfin et surtout, pour quelles raisons aucune des procédures engagées à ce jour ne semble directement liée à la découverte de ces armes ?

S’agissant par ailleurs des circonstances exactes ayant causé la mort de 10 personnes et justifié l’instauration de l’état d’urgence, les interrogations sont aussi nombreuses.

Selon la thèse officielle, cette mesure restrictive des Libertés publiques s'est imposée du fait des violences commises avec armes à feu par certains des manifestants à l'encontre des forces de sécurité, lesquelles n’auraient a contrario pas fait usage de leurs armes.

Plusieurs éléments d'informations autorisent à douter de cette présentation des faits.

  • Des films vidéo attestent que les forces de l'ordre ont utilisé des armes à feu et tiré à hauteur d'homme, avec usage de balles traçantes, pourtant strictement réglementé.
  • Certaines victimes ont été tuées ou blessées « rue Léo », à plusieurs centaines de mètres de la grande manifestation et de surcroît derrière les cordons des forces de l'ordre. Eu égard à la topographie des lieux, il semble improbable que quelques dizaines de personnes aient pu dans cette petite rue, créer une situation insurrectionnelle face à laquelle les autorités n'auraient eu d'autre alternative que le recours à la répression la plus brutale.
  • Certaines des victimes ont été atteintes par des balles tirées par derrière et touchées à la tête, circonstances qui alimentent la folle rumeur de la présence de snipers.
  • Certaines victimes n'étaient pas militants de l'opposition et n’avaient pas participé à la manifestation.
  • Les pillages de magasins ont eu lieu sur l'avenue Machtots, à un emplacement fort éloigné du lieu du rassemblement avec, dans un premier temps, la surprenante tolérance des policiers massivement présents sur les lieux.

Enfin, la question de la présence ou non de l'armée et de son heure d’arrivée, du type d'armes et munitions employées et de la décision d’ouvrir le feu sur les manifestants n'est toujours pas éclaircie.

Or malgré la multitude des procédures engagées, il ne nous est pas apparu qu’une information judiciaire ait été ouverte pour permettre d’identifier les auteurs des coups de feu, que les victimes soient civiles ou policières.


Enfin, nous souhaiterions terminer par la situation des familles des victimes de cette tragédie qui a ensanglanté l’Arménie dans la nuit du 1er mars.

Aucune d’elles n'avait porté plainte au moment de notre mission. Des informations concordantes ont fait état de pressions exercées à leur encontre ou de sommes d'argent qui leur ont été proposées afin de « tourner la page » et participer aux frais d'obsèques.

Ceux qui n'arrivent pas à se résoudre à ce type d'arrangements expriment cependant la peur de persécutions perçues comme l’inévitable conséquence d’une audace à exiger la vérité.

Et bien plus encore que pour les prisonniers d'opinion, les familles des victimes sont confrontées à une terrible solitude à laquelle le système judiciaire refuse de répondre.

De même que la nécessaire enquête indépendante sur ces évènements telle que préconisée par l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, il nous paraît urgent que les autorités procèdent à la libération de tous les prisonniers politiques et qu’elles garantissent le droit des familles des victimes à voir établir judiciairement, avec l’assistance d’un avocat, la vérité sur ces évènements .

Paris le 12 juin 2008.

Maîtres Alexandre ASLANIAN, Virginie BIANCHI, Alexandre COUYOUMDJIAN, Sylvie PAPASIAN, Anahid PAPAZIAN, Gérard TCHOLAKIAN, Avocats au Barreau de Paris.